Comment construire des technologies avec les sciences comportementales ?

Dan Ariely (Wikipédia, @danariely) est un habitué de la grande scène des conférences USI qui se tenaient à Paris fin juin. Il était déjà là l’année dernière. Ce professeur de psychologie et d’économie comportementale, fondateur du Center for Advanced Hindsight est l’un des penseurs de l’économie comportementale, avec Richard Thaler et Cass Sunstein (voir notre dossier de 2010 et sa mise à jour en 2017). Auteur de nombreux livres sur la psychologie comportementale (le dernier publié en novembre 2017 s’intéresse à notre mécompréhension de l’argent), le chercheur s’est également investi dans le développement de nombreux services et produits pour les repenser depuis les enseignements de l’économie comportementale.

« Les sciences sociales sont indispensables pour concevoir les choses », attaque le professeur sur la grande scène de l’USI, rappelant par là aux ingénieurs présents que leur vision et leur compréhension du monde sont profondément incomplètes et bien souvent inadaptées. Pour le démontrer, il va prendre un exemple simple et particulièrement éclairant : la question des régimes alimentaires. « On ne sait pas très bien comment aider les gens à perdre du poids ». Pourtant, les méthodes de régimes aujourd’hui sont partout. Multiples, innombrables, nous sommes cernés d’injonctions à maigrir, effectivement bien souvent parce que nous sommes trop gros ou que nous nous nourrissons mal ou que nous ne nous dépensons pas assez. Nombre d’entre nous pensent qu’il suffit de dire aux gens de perdre du poids pour qu’ils s’y mettent. Certains pensent qu’il faut améliorer l’information nutritionnelle… D’autres qu’il suffit de faire du sport… Mais toutes ces méthodes, toutes ces injonctions marchent assez mal et elles ne suffisent pas à nous faire prendre de bonnes habitudes et à être attentif à soi.


Image : Dan Ariely sur la scène d’USI, via @usievents.

La précision n’est pas toujours la meilleure information

« Dans la vie quotidienne, on ne pense pas souvent à sa santé. On y pense souvent en réaction à ce qui nous arrive. En fait, au quotidien, on n’y pense qu’à deux moments dans la journée : quand on se brosse les dents et quand on monte sur sa balance. »

Que savons-nous des balances ? On sait qu’il vaut mieux se peser le matin que le soir, non pas tant parce que le soir on pèse souvent un peu plus lourd (nous avons tous des fluctuations de poids dans la journée), mais parce que monter sur sa balance le matin nous rappelle que nous voulons être en bonne santé, alors que quand on le fait le soir, on s’endort et on n’y pense plus au matin. Le matin, monter sur sa balance agit comme un acte de renforcement, d’engagement, qui nous rappelle nos objectifs, à savoir qu’on veut rester en bonne santé. Reste que peu de gens aiment à monter sur leur balance le matin, car bien souvent, elle apporte une mauvaise nouvelle. En fait, quand les gens font des efforts pour manger moins ou plus équilibrés, ils s’attendent à ce que leur poids change très vite. On ne mange rien de la journée, et on espère que notre poids va réagir en conséquence. Or, en réalité, le corps met entre 8 et 15 jours à réagir. Il fonctionne autrement que notre motivation. « Bien souvent, on fait un effort, et puis on constate que ça n’a pas eu d’effet. On est déçu. On se démotive et on se remet à manger… » Personne n’aime monter sur une balance. Et tout le monde souhaite des résultats immédiats. Comment surmonter ces problèmes ? Peut-on concevoir une balance qui permettrait d’améliorer cela ?

la balance MyShapa et son applicationC’est ce à quoi a travaillé Dan Ariely avec MyShapa. MyShapa est une balance sans chiffre dotée d’une application. Plutôt que de donner une mesure précise ou ultra-précise comme le font la plupart des balances numériques, au risque de montrer les fluctuations de poids (et donc un gain de poids), MyShapa vous invite chaque jour à monter sur sa balance sans écran, pour vous rappeler votre engagement de prendre soin de votre santé. La balance calcule une moyenne de votre poids sur 3 semaines. Le but est ainsi de lisser votre poids pour que les fluctuations naturelles et quotidiennes ne viennent pas vous démotiver dans votre effort. L’application d’ailleurs ne vous donne jamais votre poids en kilo, elle vous donne une note de 1 à 5, pour vous aider à accomplir votre effort. « L’enjeu n’est pas de donner le plus d’information possible et précise en temps réel comme on le croit trop souvent, mais au contraire de traiter les informations pour vous aider à poursuivre vos objectifs, de saisir les liens de cause à effet. » Par exemple, lorsque les femmes ont leurs règles, elles ont tendance à boire plus d’eau et donc à prendre un peu de poids : d’où l’importance de lisser ce moment dans le temps, car si la prise de poids est démotivante, elle n’a ici qu’une incidence contextuelle (que la balance est capable de prendre en compte). En passant du poids à une indication de comportement qui vous indique vos progrès MyShapa semble une balance qui ment. En fait, elle est conçue pour encourager ceux qui font des efforts. Elle propose ainsi des missions à ses utilisateurs (marche, recettes de cuisine…) et encourage ceux qui l’utilisent sur une base journalière à tenir leurs engagements (voir la vidéo promotionnelle qui explique très bien le fonctionnement de la balance).

Les développeurs de MyShapa ont bien sûr testé leur solution. Alors qu’en 12 semaines, les personnes qui utilisent une balance normale ont tendance à perdre jusqu’à 0,78 % de leur poids ou gagner 1,22 %, les utilisateurs de Shapa ont perdu entre 0,88 % et 0,40 % de leur poids. En moyenne ils ont perdu un peu plus de 2Kg en 12 semaines. Mais surtout, insiste Ariely, les utilisateurs estiment que leur décision en matière de santé s’était améliorée. Bon, me direz-vous, vous aurez peut-être l’impression de recevoir là un très bon discours promotionnel pour un nouveau produit… Reste qu’adapter l’information à nos biais psychologiques et cognitifs comme le propose très concrètement cette balance est un intéressant renversement de paradigme. « Les balances numériques nous ont tracé avec trop de précision. Apporter plus d’information par rapport aux vieilles balances mécaniques à aiguilles était une erreur. Connaître les choses précisément ne signifie pas toujours mieux les connaître », pointe Ariely en nous invitant à concevoir l’information autrement pour qu’elle soit meilleure pour nous, plus adaptée à nos comportements.

Pour Dan Ariely cette approche pourrait bénéficier à bien d’autres appareils, notamment dans le domaine de la santé (et certainement bien au-delà). Retenons en tout cas que la précision, l’exactitude ou la transparence, ne sont pas toujours la meilleure façon de présenter les choses, bien au contraire. Les métriques produites en temps réel, comme nous le proposent nos produits numériques, célèbrent une forme d’engagement continu et immédiat, mais ne produisent pas pour autant les effets escomptés. Comme il le confiait à Wired, en critiquant les applications de mesure de soi : « en apportant aux gens plus de granularité, nous rendons l’information moins utile » C’est là des constats souvent pointés, mais qui demandent une autre approche pour être transformés. C’est la force de la démonstration d’Ariely : nous inviter à faire un pas de côté pour sortir de la précision angoissante des mesures produites uniquement parce qu’elles sont possibles. Et chercher d’autres solutions que les plus faciles.

Aligner les intérêts des parties prenantes

Dan Ariely est impliqué dans bien d’autres entreprises. Il s’est notamment beaucoup intéressé à la valeur de la confiance… Or, la confiance est une notion fragile. « On apprécie sa valeur quand on la perd ». Il présente à sa démonstration plusieurs petits jeux réalisés par des chercheurs pour tenter d’observer ce qui motive la confiance. L’un des plus connus est le « jeu des biens publics » (qu’il présentait déjà en 2016 à un TEDx). Prenons 10 personnes à qui l’on donne chaque matin 10 dollars. Ils peuvent garder cet argent pour eux-mêmes ou peuvent mettre cet argent dans un pot commun. L’argent mis dans le pot commun se multiplie chaque jour par 5 et est redistribué équitablement entre les 10 participants. Le premier jour, tout le monde met au pot commun et à la fin de la journée chacun a gagné 50 dollars. « Voilà une bonne société ! Tout le monde contribue au bien commun, le bien commun s’accroît et tout le monde en bénéficie ! » Mais un jour, un des participants ne contribue pas. Chacun gagne donc 45 dollars à la fin de journée, mais celui qui a trahi la confiance, lui a gagné 10 dollars de plus, les 10 dollars qu’il n’a pas mis au pot. Il a donc été récompensé de sa traîtrise. Le problème, c’est que le jour suivant, plus personne ne veut plus contribuer. Le jeu du bien public est un jeu à deux situations d’équilibre : soit tout le monde contribue et gagne, soit personne ne participe. « C’est un jeu qui favorise des positions extrêmes, sans situations intermédiaires, où l’optimum est extrêmement fragile ». Il suffit qu’une personne rompe la confiance et tout s’effondre. Et la situation n’est pas symétrique : une fois que la confiance est perdue, la rétablir est très difficile. Alors que le déséquilibre, lui, est très facile à atteindre. Ce jeu est une parabole de la confiance en société estime Ariely. La confiance est un bien commun si tout le monde y contribue… Et la difficulté est de trouver des mécanismes pour l’augmenter ou la développer tant elle est fragile.

L'interface de Lemonade, l'assureur chatbotLe monde de l’assurance devrait reposer sur la confiance. Mais ce n’est pas le cas. Les assurés paient des cotisations et, lors d’un sinistre, souhaitent être remboursés. Or, l’assureur n’a aucun intérêt à le faire. Le client est donc incité à tricher, l’assureur le sait et développe des méthodes de surveillance, de défiance, de contrôle rendant les règles de plus en plus complexes. « Quand les gens de Lemonade sont venu me trouver pour construire une compagnie d’assurance numérique, je leur ai dit que j’y participerais si on parvenait à éliminer le conflit d’intérêts et à générer de la confiance », explique le chercheur. Lemonade y est parvenu en faisant entrer un tiers dans le système, pour changer le modèle d’affaire de l’assurance. Dans le monde de l’assurance, chaque dollar qu’on vous rembourse est un dollar de moins pour les profits de l’entreprise. D’où le conflit d’intérêts profond que l’assureur a quand il vous arrive quelque chose. Lemonade prend un forfait fixe sur le montant de votre assurance et c’est tout. Les sommes collectées, elles, appartiennent collectivement aux assurés et les bénéfices sont reversés annuellement à des oeuvres de bienfaisance au choix de l’assuré. Cela incite les assurés à ne réclamer que leurs dus. Lemonade rembourse plus vite et plus facilement. Ce que vous récupérez, c’est ce qui ira en moins à l’oeuvre de bienfaisance bénéficiaire. Pour les inventeurs de Lemonade, c’est une entreprise à bénéfice public qui ne se rémunère pas en retardant ou en refusant un remboursement. Leur impact social est construit par leur modèle économique. En fait, souligne Ariely, quand on triche sur Lemonade pour obtenir un remboursement plus élevé… c’est au détriment de l’oeuvre de bienfaisance qu’on soutient. Pour Ariely, l’un des exemples qu’il aime à évoquer est l’histoire de Jim, client de Lemonade qui demande un remboursement pour un ordinateur qu’on lui a volé. Quelque temps après avoir reçu son remboursement, il a contacté Lemonade pour demander à ce qu’on le dérembourse parce qu’il avait retrouvé son ordinateur. D’autres histoires de ce type ont été rapportées, comme quelqu’un qui a remboursé un trop-perçu, car la facture de son plombier a finalement été moins élevée que prévu. Pour Ariely, ces exemples soulignent la valeur de confiance que la pépite de la technologie des assurances est parvenue à créer.

Le modèle économique de Lemonade n’est pas sa seule particularité, même si Ariely ne détaille pas les autres aspects. La startup emblématique du monde de l’assurance fonctionne avec force algorithmes, chatbots et IA pour fournir des contrats depuis une simple application et gérer les réclamations d’une manière automatique. Toute demande de remboursement est ainsi inspectée par des algorithmes de détection des fraudes en quelques minutes et un remboursement est le plus souvent déclenché automatiquement en quelques secondes. Lemonade n’assure pas tous les sinistres : elle est spécialisée pour l’instant dans l’assurance domestique, habitation et locative. Les innovations de la startup interrogent à la fois les modèles et critères que Lemonade prend en compte pour accepter de nouveaux clients (beaucoup de primoassurés, c’est-à-dire de gens n’ayant jamais souscrit d’assurances) ainsi que ses méthodes pour remplacer les gestionnaires de sinistres par des calculs (faisant peser de sombres perspectives sur le marché de l’emploi dans le secteur de l’assurance). Depuis les calculs qu’ils produisent, les fondateurs de Lemonade ont récemment décidé de supprimer les franchises et produit un contrat simplifié open source. Reste que, malgré toutes les explications disponibles sur le blog de l’entreprise, le fonctionnement technique de Lemonade demeure discret. Sur quels indices et critères leur IA décide-t-elle d’un remboursement ? Utilise-t-elle des techniques de reconnaissance faciale pour détecter si ses assurés mentent dans les vidéos qu’ils doivent produire pour déclarer un sinistre et réclamer un remboursement ? On ne sait pas. En tout cas, l’innovation chez Lemonade n’est pas circonscrite au modèle économique qu’expose Dan Ariely, ce qui en fait un service innovant sur bien des points.

Plusieurs mécanismes permettent d’augmenter la confiance, rappelle encore Ariely. Les relations à long terme, la réputation et la transparence, la vengeance… et plus encore, la construction d’intérêts alignés, à l’exemple du modèle de Lemonade.

Et le professeur de conclure : « Nous avons inventé la lumière pour lutter contre la nuit. Nous nous sommes construit des béquilles technologiques pour nous comporter comme des surhommes. Aujourd’hui, notre monde mental est devenu très complexe. Il nous faut désormais gérer beaucoup de complexité pour vivre plus longtemps et nos décisions sont devenues bien plus difficiles à prendre. D’où l’importance de construire des moyens pour avoir des prises sur le monde mental que nous avons construit. Il nous faut désormais travailler à construire des outils cognitifs, c’est-à-dire des outils qui nous aident à naviguer dans la complexité du monde mental qui est le nôtre. »

Lemonade ou MyShapa sont en tout cas deux produits emblématiques de l’application des théories de l’économie comportementale aux services. Et leurs modalités de différenciation sont assurément inspirantes.

Hubert Guillaud

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